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La cabine s'est bientôt immobilisée. Vous êtes au neuvième étage, a annoncé la voix de synthèse.

J'ai réalisé alors avec horreur que je venais peut-être de commettre une splendide boulette : si l'ascenseur était effectivement une machine temporelle, dans quel siècle risquais-je maintenant de me retrouver ?

Quand les portes se sont ouvertes, je m'attendais donc à tout, et surtout à n'importe quoi. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de sursauter : devant moi, sur le palier, se tenait un inconnu, les mains sur les hanches. Ce n'était pas l'un des policiers, mais un homme d'un certain âge qui souriait de toutes ses dents. De toute évidence, il m'attendait de pied ferme.

– Ne crains rien Victor, a dit l'étranger. Je suis toi, ton toi du futur…

*

12 h 47.

Tout en sirotant mon jus d'orange, j'ai réglé ma montre sur la nouvelle heure, celle de la pendule murale. (Je dis pendule murale, mais en fait, le mur entier était un écran-tapisserie, comme sur les paliers de mon immeuble. Il n'y avait pas de véritable pendule, juste un cadran virtuel incrusté dans un coin.)

Après m'avoir récupéré à la sortie de l'ascenseur, mon moi du futur, pour reprendre l'expression de mon hôte surprise, s'était empressé d'exhiber une carte d'identité : effectivement, j'y voyais mention de mon nom complet, ainsi que de ma date et de mon lieu de naissance. Cela m'avait rassuré, et quand il m'avait proposé de me ramener chez lui, je n'avais pas dit non. En grimpant dans le véhicule, j'avais jeté un œil sur la montre-calendrier du tableau de bord : j'avais juste fait un bond en avant d'une cinquantaine de minutes. Pas de quoi fouetter un chat, donc. Le voyage en voiture lui-même ? Je n'en avais aucun souvenir : après une nuit presque blanche et la chute brutale de la tension nerveuse, je m'étais tout simplement endormi !

À présent cependant, j'étais parfaitement réveillé. Je me tenais assis dans le canapé confortable d'un salon spacieux, mon verre à la main. En face de moi, les feuilles de palmier de l'écran-tapisserie se balançaient doucement sous le vent (la scène entière représentant sur les quatre murs le paysage paradisiaque d'une île exotique). À part deux ou trois banalités, nous ne nous étions encore rien dit avec mon hôte. Sans doute attendait-il que je débute la conversation.

C'est ce que j'ai fini par faire :

– Alors comme ça, vous êtes moi ? Je veux dire : vous êtes ce que je serai plus tard ?

– J'espère que tu n'es pas trop déçu, a-t-il répondu.

J'ai haussé les épaules. Mon moi du futur – s’il était bien ce qu'il prétendait être – avait le crâne sérieusement dégarni, et ce qui lui restait de cheveux n’était plus blond depuis longtemps. Si ce n’était la taille (nous sommes tous grands dans la famille) et les yeux, à la rigueur, il ne me ressemblait pas du tout ! D'un autre côté, il paraissait encore plein d'énergie et portait veste de jean et combinaison intégrale fluo (car eh oui : lui aussi en portait une) avec une classe indiscutable. Si telle serait mon allure quand je serais vieux, sans doute devais-je m'estimer heureux.

– Mon existence suffit à prouver que ton aventure va bien se terminer, a repris mon hôte. Tu vas réintégrer ton temps d'origine. N'aie aucune inquiétude. Plus tard, quand tu auras mon âge – quand tu seras moi en fait – tu viendras à la sortie de l'ascenseur récupérer ton jeune toi comme je l'ai fait moi-même. La boucle sera ainsi bouclée.

J'ai réfléchi à cela. Je m'efforçais de rester calme, mais dans mon cerveau, toutes les aiguilles étaient passées dans le rouge. Au bout d'un moment, il a fallu se rendre à l'évidence : c'était ce que je venais d'entendre qui tenait le plus la route. Comment cet homme, s'il n'était pas moi, aurait-il pu être là pour me cueillir à la sortie de l'ascenseur ? Comment pourrait-il me connaître si bien ?

J'ai fini par hocher la tête et j'ai dit :

– Et… comment dois-je t'appeler ?

Mon moi du futur est parti d'un grand éclat de rire et il a répondu :

– Si tu te souviens de ton prénom, tu connais la réponse.

Ensuite, il a parlé longuement. Je réintégrerais mon temps d'origine donc. Dans l'ascenseur que j'avais déjà pris ? Non. Dans une autre machine temporelle, l'ascenseur ne permettant que des sauts vers le futur. Une fois de retour, je grandirais. Ma soif de connaissance et mon souci de la perfection ne cesseraient de se développer. Je passerais mon bac scientifique avec mention très bien. J'irais à l'université. Je deviendrais un chercheur respecté. Mon aventure de jeunesse me pousserait à m'intéresser à un sujet en particulier : les voyages dans le temps. Je percerais le secret de l'ascenseur temporel. Je construirais à mon tour une machine – pouvant cette fois remonter le passé – une machine qui à présent était prête et n'attendait plus que moi…

Je ne perdais pas une miette de ce qu'il me disait, partagé entre l'émerveillement et un fond tenace d'incrédulité. Quand il a eu fini, mon moi du futur (appelons-le mon double pour faire plus simple) s'est levé pour disparaître dans une autre pièce. Un petit chien en a profité pour surgir dans le salon et se précipiter sur mes genoux. Il m'a regardé droit dans les yeux et, entre deux halètements, m'a déclaré un truc qui ressemblait à ça :

– Où il y a – ouaf ! ouaf ! – où il y a beaucoup d'espace, il y a beaucoup de temps. C'est ça, tagada tsoin-tsoin, que monsieur Mann a dit.

J'ai marqué un temps d'arrêt avant de réaliser : le cabot était également un robot ! Rien qu'à le regarder, c'était évident : sur toute la partie arrière de son corps, le revêtement synthétique était apparent. Il n'y avait aucune fourrure. J'ai avancé la main pour le caresser, avant de réaliser que cela aurait été complètement ridicule : on ne caresse pas un robot. Je me suis finalement contenté – sans grande conviction – de lui tapoter la tête.

Mon double est revenu dans le salon avec un objet épais à la main. Il a hoché la tête d'un air entendu.

– Je vois que tu as fait connaissance avec Kiki. Il te plaît ?

Je n'étais pas trop sûr de la réponse, alors j'ai juste dit :

– Pourquoi de la fourrure sur une partie du corps seulement ? C'est le modèle bas de gamme ?

– Mais non, a répondu mon double, c'est juste l'application d'une loi votée il y a quelques années sur les robots imitant l'homme ou l'animal : ils ne doivent pas être confondus avec leur modèle. Pour Kiki, j'avais le choix entre l'arrière-train dénudé ou des oreilles en forme d'antennes. J'ai choisi la première option.

Hum, j'ai pensé. Alors comme ça, la copie conforme est interdite. Cela expliquait donc (j'avoue que la question me travaillait un peu) l'aspect extraterrestre des têtes-de-plastique. Tout de même, dans ce dernier cas, les concepteurs avaient poussé le zèle un peu loin…

Mon double a glissé l'objet épais dans la poche de sa veste et s'est approché pour cueillir le chien-robot. Il l'a regardé avec affection et a ajouté :

– Il me tient bien compagnie. Surtout depuis que je l'ai reprogrammé pour qu'il ne s'exprime que par citations. Des citations sur le temps, plus précisément.

Puis il s'est rapproché de l'une des nombreuses étagères qui garnissaient trois des quatre murs (avec l'écran-tapisserie, on aurait dit qu'elles flottaient) :

– Comme tu vois, chez moi le temps a une allure d'obsession…

Je me suis levé pour le rejoindre et jeter un œil aux objets qu'il me montrait.

– C'est ma petite collection privée, a déclaré mon double. Il y a là des instruments de mesure du temps de toutes les époques. Pas un ne donne la bonne heure…

J'ai fouillé dans le souvenir de mes lectures, et j'ai réussi à identifier non seulement une de ces horloges à eau qu'on appelle clepsydres, mais aussi deux horloges antiques : l'une – la plus ancienne – pourvue d'un ressort, et l'autre dite de Huygens, et qui possède un balancier. J'ai balayé la pièce du regard : presque toutes les étagères du salon, en fait, étaient encombrées de telles mécaniques. Il y avait au moins une trentaine de pieces.

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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