RÉCITS FANTASTIQUES GRATUITS

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À 9 h 09, donc, j'ai poussé la porte de la bibliothèque et une bouffée de chaleur m'a enveloppé. Jetant un œil autour de moi, j'ai compris tout de suite pourquoi ils pouvaient se permettre d'ouvrir un jour férié : le personnel était exclusivement composé d'autres androïdes têtes-de-plastique, avec, pour chacun d'eux, autant de bras-tentacules et aussi peu de jambes que celui qui m'avait si gentiment offert un repas gratuit. Deux d'entre eux roulaient le long des étagères et reclassaient des documents variés (des livres numériques plats comme des ardoises, des documents sur minidisques – lointains descendants de nos CD-ROM et DVD Blu-ray – ainsi que, de façon plus surprenante, des bons vieux romans en papier, comme j'ai pu le constater un peu plus tard) tandis qu'un troisième, cantonné derrière le bureau d'accueil, semblait n'avoir jamais attendu que l'honneur de ma visite.

– Tous mes vœux – click – de bonne et belle année, mon jeune ami, a déclamé ce dernier. Comment puis-je satisfaire votre légitime curiosité ?

Je ne me suis pas donné la peine de répondre, préférant courir m'effondrer dans l'un des fauteuils du coin lecture, à l'autre bout du hall.

J'étais crevé, pompé, laminé, mais en même temps, mon ventre plein et la chaleur de la salle aidant, mes idées se sont remises en place. Très vite, à ma grande satisfaction, je me suis senti capable de réfléchir. La tête calée entre mes mains, j'ai donc entrepris de faire le point sur ma situation.

Il ne servait à rien de continuer à nier l'évidence : le monde autour de moi avait fait sans m'attendre un sacré bond dans le futur. Il me fallait procéder par étapes, aborder les difficultés dans l'ordre. D'abord, il fallait se demander comment tout cela avait pu se produire. Ensuite, il fallait découvrir si, par extraordinaire, je pouvais faire quoi que ce soit pour revenir à mon époque. Ça tombait bien, j'avais toujours eu cette petite manie secrète, celle de me poser de grandes questions...

Pour commencer, c'était maintenant très clair, je n'avais pas fait un saut dans le futur, mais trois : il y avait d'abord eu un saut d'une semaine – c'était l'épisode de ma prétendue fugue –, ensuite un deuxième de plusieurs années – résultant dans le déménagement de ma concierge et son remplacement par le gros bonhomme à la cuisse de poulet –, et enfin un dernier saut qui m'avait transporté sur plus de trente ans et m'avait déposé à l'époque où je me retrouvais maintenant.

À défaut d'être explicables, les événements bizarres de ces dernières semaines étaient donc tous liés. C'était déjà ça.

Ensuite, il fallait essayer de réfléchir à la nature même de l'incident. Peut-être étais-je passé dans une fracture spatio-temporelle invisible ? Une espèce de vortex par exemple ? Ou peut-être avais-je été la cible malheureuse d'un rayon dématérialisateur qui m'avait propulsé dans l'espace à la vitesse de la lumière pour me faire faire un bond dans le temps ? Plus j'y réfléchissais, et plus je me disais que la réponse devait certainement être plus simple, plus rationnelle que ça, mais malgré mes efforts, je n'arrivais à aucune hypothèse satisfaisante.

De toute façon, il avait nécessairement fallu qu'il se passe quelque chose de franchement inhabituel, et que cela se produise dans ou non loin de mon immeuble, puisque c'est là que tous les incidents avaient eu lieu.

Comment avancer ?

Une idée m'est soudain venue à l'esprit : puisque j'étais dans une médiathèque, pourquoi ne pas consulter les archives du journal local ? Si d'autres événements sortant de l'ordinaire s'étaient produits le jour de ma disparition, je veux dire : là où j'habitais, à coup sûr la presse n'aurait pas manqué d'en parler. Le cœur plein d'espoir, je me suis donc déplié de mon fauteuil et je suis allé me présenter à l'accueil.

– Bonjour messieurs-dames, ai-je dit le plus poliment possible à l'androïde assis derrière le bureau (le sexe étant indéfinissable, je trouvais la formule parfaitement appropriée), pourrais-je avoir accès aux archives du Quotidien Républicain s'il vous plaît ?

L'androïde a allongé l'un de ses bras (allongé dans le sens propre du terme, puisque son tentacule métallique a doublé de longueur) et a récupéré le quotidien en question sur un présentoir. Puis il l'a ramené à lui et l'a fait flotter devant mon nez.

– Vous pouvez, mon jeune ami, utiliser – click – celui-ci.

J'ai louché sur la date inscrite tout en haut : c'était l'édition du samedi 30 décembre 2045 précédent, et rien d'autre. J'ai failli répondre à l'androïde que son journal, il pouvait se le garder, mais comme je n'avais aucune envie qu'il m'appelle encore une fois mon jeune ami, j'ai juste accepté ce qu'il me tendait et j'ai couru m'asseoir à l'une des tables de consultation.

Ce numéro du Quotidien Républicain (le journal existait donc encore, et quelque part, cela me rassurait) avait une texture particulière. La feuille glissait sous mes doigts comme si elle était faite d'une matière synthétique – mettons du nylon – et non de papier. Je dis la feuille car… il n'y en avait qu'une seule, et imprimée d'un seul côté par-dessus le marché !

J'ai laissé courir mes doigts sur la une. CONSTRUCTION DU NOUVEAU CASINAUCHAN REPORTÉE EN 2047, annonçait cette dernière en gros titres, ce dont, comme on peut l'imaginer, je me fichais royalement. Je me disais qu'il devait y avoir un truc, un moyen d'accéder aux autres informations. Étrangement, il y avait un «1» au bas de cette une, ce qui m'a mis la puce à l'oreille. J'ai passé mon index dessus, et là, j'ai vu l'encre se dissoudre et se recomposer, donnant naissance à une nouvelle page, la numéro 2 !

Le moment d'étonnement passé, je me suis souvenu d'un article que j'avais lu dans l'un de mes magazines favoris (eh oui : je dévore les Science & Vie et les Ça m'Intéresse), et qui parlait justement de ces recherches sur des écrans à cristaux liquides souples comme du papier. C'était certainement à un principe de ce genre que j'avais affaire. Toute l'info du journal devait être stockée sur une micromémoire connectée à un serveur.

Tout cela, bien sûr, ne me disait pas comment j'aurais pu accéder aux archives du journal, jusqu'au moment où j'ai eu l'inspiration de refaire glisser mon index, mais cette fois-ci… sur la date et non sur le numéro de page.

Mon inspiration s'est révélée payante : les jours, les mois et les années ont commencé à défiler à rebours : 3 avril 2042, 22 juillet 2039, 14 mai 2027… Chaque fois, le contenu de la page en question se recomposait. Jusqu'à quand aurais-je pu remonter ainsi ? Je n'ai pas cherché à vérifier. Je n'ai arrêté le mouvement frénétique de mon doigt que quand j'ai atteint mon année d'origine, la seule qui comptait pour moi. Je me suis demandé un instant si je n'allais pas jeter un œil aux articles (certainement nombreux) consacrés à ma seconde et définitive disparition, mais j'ai décidé que je n'en avais pas le courage. Je suis donc remonté jusqu'au jeudi huit mars, lendemain de ma première disparition, celle qui avait duré une semaine.
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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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