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Prenons pour commencer les fameuses photos. Selon mon double, certains des clichés me représentaient, et d'autres représentaient Baptiste. Cette nuit-là, j'ai soudain réalisé ce qui clochait : je n'en avais vu aucune où nous étions ensemble. La conclusion qu'il fallait en tirer ? Eh bien que l'un de nous deux – Baptiste ou moi – avait disparu prématurément et que, par conséquent, mon double mentait comme un arracheur de dents quand il me brossait notre touchant tableau de famille.

Il y avait ensuite la précipitation bizarre avec laquelle celui-ci m'avait débarrassé de mes lunettes à informations. Après tout, je connaissais déjà la plupart des détails qui peut-être seraient apparus, comme son nom complet ou sa date de naissance. En quoi des renseignements aussi banals pouvaient-ils être compromettants ? À moins, bien sûr, j'ai compris cette même nuit-là, que mon double tienne à me cacher sa véritable identité…

Pour finir, il y avait surtout le paradoxe du carnet contenant les instructions. S'il n'y avait eu que ces dernières, et que mon double m'ait demandé de les recopier fidèlement, dans le futur, sur un nouveau carnet, alors j'aurais pu accepter (avec beaucoup d'efforts) qu'elles arrivent de nulle part, je veux dire : que ni mon double ni moi ne les ayons écrites. Après tout, l'univers abrite de nombreux mystères. Pourquoi pas celui-là ?

L'ennui, c'est que mon double ne m'avait parlé d'aucun exercice de copie. Il s'agissait seulement de me remettre à moi-même le fameux carnet dans un lointain futur pour qu'ainsi, comme il le prétendait, la boucle soit bouclée.

Tandis que je le manipulais un peu trop fébrilement cette nuit-là, j'ai par accident déchiré le coin d'une page, et c'est cette maladresse même qui m'a ouvert les yeux : si l'on peut admettre à la limite que des instructions ou des idées échappent à l'usure du temps, ce n'est pas le cas pour un carnet fait de carton et de papier. Il se détériore, les pages jaunissent, l'encre s'affadit. Comment ce carnet d'instructions pouvait-il être le même objet physique que celui que je serais censé remettre à mon jeune moi-même dans plus de trente ans ? Cela ne tenait pas debout. Une fois encore, mon double jouait avec la vérité.

*

Qu'auriez-vous déduit de tout cela ? Qu'auriez-vous écrit dans votre propre journal de bord ? Il est grand temps que je dévoile, dans son abrupte réalité, ce que j'avais fini par coucher en travers de ma page.

Ma première conclusion disait :

MON SOI-DISANT DOUBLE, C'EST BAPTISTE !

Tout collait trop parfaitement : j'avais été la victime d'une habile supercherie de mon frère jumeau du futur. Dans le 2046 que j'avais visité, mon moi-même âgé n'existait pas…

Cela semble dur à avaler, je sais, et déjà, j'entends vos objections.

Mais enfin ! Ton double t'a mis sa carte d'identité sous le nez, commencerez-vous par me dire. C'est vrai, mais une carte d'identité, cela se truque, surtout quand il suffit de mettre « Victor » à la place de « Baptiste ». D'ailleurs, durant toute mon aventure, autant que je me souvienne, personne n'avait jamais appelé mon double par mon prénom. Tout au plus l'avait-on appelé par notre nom de famille, celui que nous partageons tous les deux !

Si celui que tu appelles ton double n'est pas toi, alors vos ADN sont différents, et les portes du laboratoire auraient dû rester fermées, poursuivrez-vous. Ce problème-là m'a donné du fil à retordre, je l'admets, mais seulement jusqu'au moment où je me suis souvenu que les frères jumeaux partagent exactement le même ADN. Le système n'avait donc pas reconnu deux fois la même personne (moi et mon autre moi-même du futur) mais deux ADN identiques de deux personnes différentes !

Si tu as eu affaire non à toi-même mais à Baptiste, insisterez-vous encore, alors comment ce dernier savait-il où et quand te récupérer après tes démêlés avec les policiers ? Bonne question, excellente même, mais là encore, j'ai une réponse.

Selon moi, ni Baptiste – ni d'ailleurs le reste de son équipe – n'avait aucune idée du jour où je sortirais. Ils avaient dû à coup sûr installer une alarme, mais mon frère jumeau s'est arrangé – je parierais n'importe quoi – pour être le seul à l'entendre. Quand il a été prévenu, il s'est empressé de revenir pour reprogrammer l'ascenseur sur une courte durée (le fameux quatrième voyage mentionné plus haut), juste au cas où j'aurais la malchance d'en être de nouveau la victime, ce qui n'a pas manqué d'arriver comme on le sait maintenant. Et c'est comme cela qu'il a réussi son apparition surprise.

D'ailleurs – à mon tour de vous mettre sur le gril – si mon double était vraiment moi, pourquoi n'est-il pas venu me cueillir la première fois que les portes se sont ouvertes, durant la nuit de la Saint-Sylvestre ? Celle-là aussi, c'est une bonne question, non ?

*

Cette découverte, si stupéfiante soit-elle, ne constituait qu'une partie de la vérité. Contraint et forcé, il fallait pousser la logique jusqu'au bout. Comme je l'ai indiqué, j'avais jeté sur mon carnet de bord une seconde conclusion. Cette dernière disait quant à elle :

J'AI COMPLÈTEMENT ÉCHOUÉ À CHANGER LE PASSÉ

Malgré tous les efforts de mon frère jumeau pour me persuader du contraire, oui, j'avais complètement échoué à changer le passé.

Pourquoi ? Le schéma B est très clair là-dessus : je pense que si j'ai effectivement pu remonter le temps, la magie a cessé d'opérer au moment même où j'ai remis les pieds dans le présent. La simple matérialisation de l'ascenseur a créé une nouvelle ligne temporelle, un univers divergent, comme il a déjà été dit, quasiment semblable à celui que je connaissais mais laissant le futur que j'avais quitté – celui où j'ai bel et bien disparu pendant plus de trente ans – à jamais intouchable…

*

Allez ! Je vous sens encore un brin sceptiques… Pourquoi diable Baptiste aurait-il eu besoin, me demanderez-vous, de se livrer à une telle mascarade ?

La réponse est simple : mon frère jumeau du futur a tenté de se faire passer pour moi afin de m'éviter le choc de ma propre disparition. Son idée, c'était de me convaincre que cette histoire tragique, celle d'un père et d'une mère qui, jour après jour pendant plus de trente ans, pleurent la disparition mystérieuse de leur enfant, que cette histoire tragique, donc, n'aurait jamais lieu.

Et dire qu'il avait cru réussir, le frérot ! Mais à malin, malin et demi, et je vois clair à présent. Ma situation pourrait se résumer ainsi.

Il existe hélas un monde – perdu dans une dimension désormais inaccessible – où mes parents ont bel et bien vécu cette tragédie. C'est ce monde-là que j'ai visité. À la lumière de cette révélation, je comprends mieux à présent leur réaction dans le salon de Baptiste : ils sentaient ma présence, et leurs yeux me cherchaient, me cherchaient de toutes leurs forces. Je n'oublierai plus ce regard. Quelle tristesse de penser que, même si je revenais un million de fois de suite dans le passé, jamais je ne pourrais changer le cours des choses…

Mais la bonne nouvelle – car je n'ai pas le choix, je dois m'accrocher au côté positif des choses –, c'est qu'il existe aussi un autre monde, un monde que j'ai créé de toutes pièces en émergeant de nouveau dans le passé. Dans ce monde tout neuf, mes parents ne connaîtront jamais l'angoisse de ma disparition et je vivrai à leurs côtés, jour après jour, profitant avec délice de leur ignorance. Baptiste, mon jumeau du futur, m'aura donné cette seconde chance, et cela non plus, pas plus que le regard de mes parents, je ne suis près de l'oublier.

*

Voilà. J'en ai assez dit je crois. Je sais qu'il reste des trous, des questions auxquelles je n'ai pas répondu. Peut-être avez-vous envie de savoir, entre autres, pourquoi mon frère jumeau, contrairement à moi, n'a jamais été affecté par l'ascenseur ? Après tout, nous partageons non seulement le même ADN, mais aussi – à quelques différences près - les mêmes empreintes digitales. À cela, je veux bien répondre : ces différences, si mineures soient-elles, auraient sans doute suffi pour empêcher Baptiste d’utiliser la machine. De toute façon, le problème ne se pose pas: suite à une panne, mon frère est resté piégé dans l'ascenseur quand il était petit. Depuis, et malgré les six étages, il a décidé de s'en tenir à jamais à l'escalier…

J'imagine qu'un jour sa méfiance se dissipera car – eh ! – c'est dans une de ces boîtes à chaussures qu'il a décidé de me renvoyer dans le présent.

Pour ce qui concerne le reste, à savoir – par exemple – à quel moment le frérot a découvert l'existence du caisson temporel, ou pourquoi, selon toute vraisemblance, il n'en a jamais parlé à mes parents, je vous invite, si l'envie vous en prend, à faire comme moi et à vous creuser la cervelle : vos réponses vaudront bien les miennes.

*

Et maintenant.

Si je continue, aujourd'hui encore, à passer le plus clair de mes loisirs à profiter de ma famille ou à compiler des notes dans mon journal de bord, il y a autre chose qui me tient également à cœur. Une visite que je me sens obligé de faire, une visite régulière à un vieil ami.

Vous devinez de qui je parle ?

Tous les soirs, après le collège, je descends dans le sous-sol et je passe un long moment en compagnie de mon autre moi-même, lui d'un côté du caisson-chaudière, moi de l'autre.

Bien sûr, nous ne nous disons rien. Comment le pourrions-nous ? J'ai le temps de me lever, d'avaler mon petit-déjeuner, de prendre le bus pour le collège, de faire mes exos de maths pendant l'espagnol, d'échanger mon yaourt contre le numéro de portable des filles à la cantine, de taper la causette avec Baptiste avant la reprise, de gratter à la virgule près le cours du prof de physique et de reprendre le bus pour rentrer à la maison, et lui, qu'aura-t-il eu le temps de faire pendant ce temps-là ?

J'ai fait mes calculs : dans la solitude de sa prison temporelle, il n'aura même pas eu le temps de battre un cil.

Nous ne nous disons rien, donc, mais cela ne m'empêche pas de coller mon oreille à la paroi du caisson et d'écouter, d'écouter de toutes mes forces.

Parfois, même si je sais que c'est impossible, je l'entends bouger.

(Suite et fin sur PAGE 17)

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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