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Ce que j'ai fait dans les heures qui ont suivi ? Je vais l’avouer honnêtement : je me suis replié misérablement vers le fond du palier, je me suis effondré dans un coin, et j'ai pleuré tout mon soûl en claquant des dents, longtemps, très longtemps, avant de finir par m'endormir. Cela n'a rien d'héroïque, mais franchement, comment auriez-vous réagi, vous, si vous aviez été à ma place ?

J'ai été réveillé au petit matin par un couple de couche-tard qui, visiblement, revenaient d'une nuit de réveillon bien arrosée. Ils m'ont secoué doucement, m'ont demandé ce que je faisais là, comment je m'appelais, où j'habitais. Ils avaient l'air sincèrement préoccupés, mais cela ne m'a pas réconforté pour autant. Je me suis levé comme un zombie, j'ai rasé le mur en bredouillant je ne sais plus quoi et je me suis enfui sans demander mon reste en dévalant l'escalier.

Le froid piquant qui m'a accueilli dehors a chassé de ma tête les dernières brumes de sommeil.

Que faire maintenant ? J'ai décidé d'affronter le pavé inconnu de cette rue que je connaissais pourtant si bien et je suis descendu jusqu'à l'avenue principale, cinquante mètres en contrebas.

Dans l'angle, le magasin de journaux avait cédé la place à une pharmacie. Sur l'affichage électronique de son enseigne, il y avait une confirmation de la date : premier janvier deux-mille quarante-six. L'heure aussi était indiquée. J'en ai profité – la force de l'habitude – pour régler ma montre, la faisant passer de l'heure qu'il aurait logiquement dû être (2 h 18 du matin) à celle qui désormais s'imposait à moi :

8 h 17.

J'ai marché un bon moment, incapable d'aligner deux pensées cohérentes. J'étais partagé entre le refus de l'évidence et la résignation. Mon moral était au plus bas et je frissonnais, autant à cause du froid vif qu'en raison du choc dû à l'émotion. Dans ces conditions, je n'avais pas vraiment envie de jouer au touriste. Je me souviens quand même d'avoir revu la chenille articulée, un train aérien en fait, d'avoir noté que les voitures passaient devant moi sans aucun bruit, si ce n'était un bip-bip continu (des moteurs électriques probablement), et que le trottoir d'en face consistait en deux bandes roulantes sur lesquelles les passants, raides comme des passe-lacets, circulaient comme dans un aéroport. Ah ! oui : il y avait aussi, bien sûr, les vêtements que portaient ces passants. Impossible de ne pas les remarquer. Une combinaison de plongeur de couleur invariablement fluo sur laquelle étaient enfilés, pour certains une surchemise et un short de jean, pour d'autres encore un polo sans manches et un bermuda. Pas un ne semblait avoir froid. Je me suis surpris à les imaginer, tous ces parfaits inconnus sérieux comme des papes, les palmes aux pieds et le tuba dans le bec, en train de faire leurs courses à la supérette du coin – s'il y en avait encore –, et malgré moi, cette idée m'a tiré un sourire.

En bas de l'avenue, je suis arrivé dans la vieille ville, avec son réseau caractéristique de petites ruelles. Ce quartier, contrairement au mien, ne semblait pas avoir beaucoup bougé, si ce n'était que le travail colossal de rénovation des maisons historiques et des échoppes de commerçants était à présent achevé. Paradoxalement, on se serait presque cru revenu au Moyen Âge. C'était d'un réalisme déconcertant.

Une odeur de viande grillée m'a saisi les narines, et j'ai réalisé qu'en plus d'avoir très froid, j'avais aussi très faim. J'ai cherché d'où venait l'odeur, et j'ai aperçu à vingt mètres une petite boutique ambulante qui vendait des hamburgers. Difficile de résister. Je me suis donc rapproché, sans savoir exactement ce que j'allais dire ou faire, mais en arrivant devant le stand, grosse surprise : le vendeur qui me faisait face, m'adressant un sourire de circonstance dans son uniforme McDonald, n'avait, si ce n'était une vague ressemblance, strictement rien d'humain.

– Tous mes vœux – click – de bonne et belle année, mon jeune ami, a-t-il articulé d'une voix métallique. Comment puis-je satisfaire votre légitime fringale ?

Il m'a fallu quelques instants pour réaliser à quoi j'avais affaire. Contrairement aux apparences, il ne s'agissait pas d'une tentative d'invasion de la Terre par des aliens n'ayant pas compris grand-chose à l'art du camouflage, mais plus simplement d'un robot construit par l'homme à son image, autrement dit d'un androïde. Sous un ridicule bonnet rouge à pompon, ses deux yeux surdimensionnés et sans vie – enfoncés dans une tête artificielle qui brillait comme du plastique – me fixaient sans ciller. Devant mon silence, il a remis en activité ses quatre bras flexibles comme des tentacules (oui, quatre), tournant et assaisonnant les burgers sur le gril, vérifiant la cuisson dans la friteuse et manipulant ses buns tout en même temps.

– Qu'est-ce qui vous tenterait aujourd'hui ? Un menu Maxi Giga Best of ? Un Very Very Happy Meal ? Ou bien peut-être – click – la formule du jour allégée qui comprend un McWrap saucisse de poulet et beurre de cacahuètes, un milk-shake au jus de banane et un Méga Cookie à la crème fraîche ?

J'ai tendu innocemment le cou par-dessus le comptoir : mon vendeur McDo à tête de plastique était en fait prisonnier de sa boutique ambulante. De jambes, point. Le haut de son corps était vissé sur un caisson qui, visiblement, circulait sur un rail courant le long du plancher. Impossible pour lui de me courir après…

– Les trois, ai-je répondu.

Cinq minutes plus tard, ma commande était prête. Tête-de-plastique l'a enfournée dans un sac et me l'a remise cérémonieusement, comme s'il me présentait le prix Nobel de la paix.

– Cela fait vingt-trois crédits tout ronds. Comment – click – comptez-vous payer ?

J'ai fait celui qui cherchait dans ses poches (elles ne contenaient que la monnaie du magazine, et de toute façon, n'est-ce pas, les euros de mon époque n'auraient servi à rien), puis j'ai fini par hausser les épaules avant de répondre en toute décontraction :

– Alors là, je n'en ai strictement aucune idée.

Là-dessus, j'ai fait un splendide demi-tour et je me suis enfui à toutes jambes, bousculant au passage une mère de famille et ses deux mioches qui attendaient leur tour derrière moi. Je suis allé me perdre dans la vieille ville, courant, courant pendant au moins dix minutes avant de finir par m'arrêter sous ce qui ressemblait à un abribus.

Une fois à l'abri, je me suis calé dans un coin, j'ai déballé mon butin et j'ai tout englouti sans l'ombre d'un scrupule. Quand j'ai eu fini, j'avais sacrément mal au ventre, mais je me sentais mieux.

Levant les yeux, mon attention a été attirée par le bâtiment imposant de l'autre côté de la rue. C'était la bibliothèque de la ville. Elle non plus n'avait pas trop changé, au moins de l'extérieur, les restaurateurs s'étant contentés de lui effectuer un ravalement de façade. Le seul changement notable par rapport à mon époque, en dehors des ouvertures flambant neuves, c'était que, contre toute attente, elle semblait ouverte au public un premier janvier. J'ai pensé qu'il devait y faire sacrément bon. J'ai donc abandonné le banc inconfortable de mon abri et à 9 h 09 précises, j'ai franchi la rue.

Je réalise soudain que vous devez vous demander pourquoi je tiens à vous donner sans arrêt l'heure à la minute près. Peut-être pensez-vous que c'est une obsession chez moi ? Eh bien, c'est parfaitement exact : je déteste être en retard, et le contrôle constant de la pendule est devenu une seconde nature. Mes copains me disent que je deviendrai vieux avant l'âge, et sans doute ont-ils raison. Paradoxal, soit dit en passant, qu'un mordu de la ponctualité comme moi ait pu se retrouver plongé dans une aventure où le temps n'arrêtait pas de faire des caprices…

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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