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Le centre en question était construit sur le site d'un ancien hôtel de luxe, hôtel qui existe encore à notre époque (il s'appelle le Henri IV et se trouve donc juste derrière chez moi) et portait pour toute identification une plaque qui disait :

PROPRIÉTÉ DU CNRS

ENTRÉE INTERDITE AU PUBLIC

Mon double s'est immobilisé brutalement devant la porte, et j'ai évité de justesse le télescopage.

– Celle-là, je l'avais complètement oubliée, a-t-il sifflé entre ses dents.

– Qu'est-ce qui ne va pas ? ai-je demandé.

– Regarde à l'intérieur. Normalement, c'est Mario, un type brave mais un peu simplet, qui assure la sécurité. J'aurais pu l'embobiner. Mais aujourd'hui, c'est jour férié et c'est un andro. Les andros sont intraitables. Ça ne va pas être du gâteau…

J'ai pressé mon visage contre le plexiglas : effectivement, c'était bien une tête-de-plastique (encore une ! elles étaient partout !) qui s'affairait derrière le bureau.

J'ai réfléchi un instant – mon cerveau fonctionnait à plein régime – et j'ai fini par dire :

– Entrons quand même. Je crois que je viens d'avoir une idée…

Nous avons donc franchi le seuil, le sourire aux lèvres et la démarche souple. Derrière son bureau, l'androïde a levé l'une de ses imitations ratées de sourcils vers nous. Dans l'une de ses quatre mains, il tenait un objet qui m'a tapé dans l'œil, objet qu'il a aussitôt cessé de manipuler.

– Monsieur Lemaître ! a-t-il prononcé (Lemaître, c'est mon nom de famille). Tous mes vœux de bonne et belle année. Que nous vaut – click – l'honneur de votre visite ? Vous n'êtes pas censé travailler aujourd'hui.

– Eh bien – euh ! – je pensais faire visiter le centre, enfin, les secteurs non sensibles évidemment, à… à mon neveu Victor que voici. Les recherches scientifiques le passionnent. Dis bonjour, Victor.

– Bonjour messieurs-dames, ai-je dit (toujours ma petite blague privée) avec un sourire mielleux.

L'androïde a levé son second sourcil de pacotille.

– Monsieur Lemaître, dois-je vous rappeler les règles de sécurité, règles auxquelles vous avez vous-même contribué ? Aucune visite – click – n'est autorisée. Nulle part. Il n'y a pas d'exception, même pour vous. Si votre hum… neveu ne quitte pas immédiatement les lieux, je me verrai – click – contraint de déclencher l'alerte intrusion.

Mon double a soupiré et s'est tourné vers moi avec une expression qui signifiait manifestement : si tu crois avoir une idée, c'est maintenant ou jamais, hein.

J'ai acquiescé d'un signe bref de la tête et je me suis approché de l'androïde.

– Je m'en vais, et sans regret, ai-je dit. De toute façon, vos prétendues recherches sur les voyages temporels sont sans queue ni tête. Complètement illogiques.

L'androïde m'a considéré un instant.

– Et qu'ont-elles d'illogique, mon jeune ami ? a-t-il fini par répondre. Je serais – click – curieux de l'apprendre.

Bingo ! Comme je l'espérais, Tête-de-plastique venait de mordre à l'hameçon ! Je l'avais titillé sur le point sensible de tout androïde qui se respecte, c'est-à-dire le raisonnement, et il n'avait pu résister. J'ai su alors que j'avais partie gagnée.

– Eh bien, ai-je dit. Il y a les paradoxes.

L'androïde a gloussé doucement – on aurait dit le bruit d'un vieux tacot qu'on essaie de démarrer – avant de déclarer d'un ton très important :

– Vous voulez parler – click – du paradoxe du grand-père ? « Le voyageur du temps remonte dans le passé et tue son grand-père ; s'il tue son grand-père, alors il ne peut pas naître ; s'il ne peut pas naître, alors il ne tue pas son grand-père ; s'il ne tue pas son grand-père, alors il naît ; et s'il naît, il tue son grand-père… » C'est cela ? Mais mon jeune ami, cela fait – click – bien longtemps que ce paradoxe a été résolu.

– Vraiment ? ai-je dit.

– Évidemment. La ligne du temps est fixée une fois pour toutes, au moins dans ses grandes lignes. Il y aura toujours – click – un événement empêchant le voyageur de tuer son grand-père. En conséquence, si le voyageur parvient – click – à tuer quelqu'un, ce quelqu'un, d'une façon ou d'une autre s'avérera ne pas être son véritable grand-père.

La tête-de-plastique a gloussé de nouveau avant d'ajouter :

– Vous voyez, mon jeune ami, qu'il n'y a rien d'illogique dans le concept du – click – voyage temporel.

Je me suis accoudé au bureau et j'ai répondu de mon air le plus décontracté :

– Tout cela est très beau, mais je ne parlais pas de ce paradoxe-là, désolé.

S'est ensuivi alors, entre l'androïde et moi, le morceau de bravoure que vous trouverez ci-après. Prenez quand même deux aspirines chacun, juste par prudence. C'est fait ? Alors on continue.

*

– De quoi – click – parliez-vous exactement dans ce cas ? a repris l'androïde.

– Eh bien voilà : imaginez que je sois moi-même un voyageur temporel et que je revienne du futur. En conséquence, je connais l'avenir. Je vous présente deux boîtes. L'une, la boîte A, est transparente et contient une superbe casquette Mickey et son abonnement d'un an à Picsou magazine. La seconde, la boîte B, est opaque, si bien que vous ne savez pas ce que j'ai mis à l'intérieur : il y a, soit un bon pour un inoubliable séjour d'une semaine pour quatre personnes à Disneyland, USA, tous frais payés, soit rien du tout. Je ne peux plus modifier les contenus. Vous pouvez ouvrir soit les deux boîtes, soit juste la boîte B.

– Nous autres androïdes ne prenons – click – jamais de vacances.

– Faites un effort, bon sang, et imaginez que vous soyez humain ! Je connais l'avenir, donc, et je vous annonce que si j'ai vu dans le futur que vous ouvrirez les deux boîtes, alors la boîte B, la boîte opaque, ne contient rien du tout. En revanche, si j'ai vu que vous n'ouvrirez que la seule boîte B, celle-ci contient effectivement l'inoubliable séjour. Bien évidemment, je ne vais pas vous dire ce que j’ai vu. Combien de boîtes décidez-vous d'ouvrir ? Une ou deux ?

– La réponse me semble évidente, mon jeune ami : je choisis la boîte B seulement. Comme c'est donc ce que vous aurez vu dans le futur, elle contient – click – l'inoubliable séjour pour quatre personnes d'une semaine à Disneyland, USA, tous frais payés.

– Oui.

– D'un autre côté, je réalise à l'instant, puisque vous ne pouvez plus modifier le contenu, je pourrais –click – changer d'avis à la dernière seconde, et choisir d'ouvrir les deux boîtes. J'aurais ainsi non seulement l'inoubliable séjour pour quatre personnes d'une semaine à Disneyland, USA, tous frais payés, mais aussi la superbe casquette Mickey et son abonnement d'un an à Picsou magazine qui vont avec.

– En effet.

– Car on ne peut – click – concevoir qu'un bon pour un inoubliable séjour pour quatre personnes d'une semaine à Disneyland, USA, tous frais payés, puisse magiquement disparaître au seul motif qu'on a changé d'avis à la dernière seconde et pris les deux boîtes, n'est-ce pas ?

– Non, on ne peut pas.

– Je viens de calculer par ailleurs que dans tous les cas, quelle que soit votre prédiction, il est – click – stratégiquement meilleur d'ouvrir les deux boîtes. Ouvrir les deux boîtes est donc le meilleur choix.

– Si vous le dites.

– Et je le dis. Mais en même temps, je réalise à l'instant, on prend le risque de perdre l'inoubliable séjour pour quatre personnes d'une semaine à Disneyland, USA, tous frais payés, puisqu'en décidant d'ouvrir les deux boîtes on réalise forcément votre prédiction, puisque vous connaissez le futur, et on tombe sur une boîte B complètement vide. Ouvrir la seule boîte B est donc – click – le meilleur choix.

– Décidez-vous à la fin : les deux boîtes ou la boîte B ?

– Les deux boîtes. Non, la boîte B. Non, les deux boîtes. Non, la boîte B. Deux boîtes, boîte B. boîteboîteboîte. boîteboîteboîteboîteboîte…

Juste après, l'androïde a émis un sifflement, puis il est resté bizarrement silencieux avant de lâcher un très sonore :

– LE TGV DE 20 H 47 EN PROVENANCE DE SAINT-PIERRE-DES-CORPS EST ANNONCÉ AVEC – CLICK – TROIS JOURS ET QUINZE MINUTES DE (voix mourante) RETAAARD…

Ensuite, (et je vous assure que je n'exagère pas), sa tête a tourné trois fois sur elle-même et une fumée épaisse s'est échappée de ses oreilles, puis il s'est immobilisé définitivement, le regard fixe.

Et c'est là que se termine le morceau de bravoure en question.

– Et voilà le travail, ai-je déclaré, très fier de moi.

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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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