RÉCITS FANTASTIQUES GRATUITS

PAGE 14

Je suis resté trois bonnes minutes dans la même position, d'abord pour reprendre ma respiration et tenter de me rappeler qui j'étais, ensuite pour maudire mon double et son sens tordu de la définition. « Voyage en douceur », mon œil, ai-je pensé, furieux (et ce n'est pas le mot « œil » que j'ai employé). À croire qu'il n'a jamais pris la peine d'essayer lui-même cette foutue machine…

Je n'imaginais pas, à ce moment-là, à quel point cela était vrai...

Je me suis relevé lentement, et j'ai constaté avec soulagement qu'apparemment, mon voyage mouvementé ne m'avait laissé aucune séquelle physique. J'ai jeté un dernier coup d'œil à l'animation vidéo sur l'écran : elle offrait à présent l'image d'une scène tranquille et familière de vie ordinaire. Dans la clarté d'une journée qui annonçait manifestement le printemps, les voitures avaient retrouvé leur forme habituelle, et le terrain vague au-delà de ma rue était de retour. J'étais donc bien revenu à mon époque.

J'ai titubé hors de la cabine (j'étais encore un peu groggy) et celle-ci, derrière moi, s'est aussitôt refermée avant de se dématérialiser, me plongeant dans l'obscurité absolue. J'ai juré, avançant les deux bras tendus devant moi et trébuchant sur des obstacles invisibles. J'ai fini par rencontrer un mur et je l'ai suivi à tâtons jusqu'à ce que je rencontre un interrupteur. La lumière a jailli et, regardant autour de moi, j'ai reconnu avec satisfaction mon environnement : c'était bien le sous-sol de mon immeuble, celui que je connaissais si bien.

Dans le fond – là où j'étais encore quelques instants auparavant en fait – l'énorme chaudière qui abritait le caisson temporel était là, se fondant à présent merveilleusement avec le décor. Dire que je ne m'étais jamais douté de rien !

Mais ce n'était pas le moment de s'attendrir. Pas encore tout au moins. J'ai tourné le verrou intérieur de la porte et j'ai failli sortir, avant de jurer de nouveau. Quel imbécile ! J'avais presque oublié quelque chose d'essentiel !

Vous voyez de quoi je veux parler ?

Eh oui, il fallait qu'avant toute chose je reprogramme le caisson temporel, bien sûr. Je suis retourné à la chaudière, j'ai ouvert la trappe d'accès secrète et j'ai extrait la clé USB de ma poche avant de l'introduire dans le seul port que je voyais. Il y a eu un bip et un ronronnement (apparemment, le programme s'installait tout seul) et bientôt, sur la petite fenêtre d'affichage, j'ai pu lire :

MODIFICATION EFFECTUÉE

J'ai refermé la trappe et cette fois-ci, j'ai couru sans hésitation jusqu'à la porte. J'ai éteint la lumière, verrouillé l'entrée du sous-sol avec la petite clé dissimulée en haut de l'étagère de gauche, et j'ai remonté quatre à quatre l'escalier de fer qui menait au rez-de-chaussée de mon immeuble.

Quand je suis arrivé dans le hall, j'ai entendu résonner un vigoureux : « Coucou madame Lepic ! » et j'ai dû me plaquer contre le mur pour éviter d'être vu.

Car devinez qui venait de faire irruption dans l'immeuble ?

Mon autre moi-même, évidemment, mais plus jeune de quelques semaines. (En fait, coup de hasard incroyable, nous portions le même T-shirt noir.)

*

Je me suis vu me précipiter vers l'ascenseur, magazine en main, trépigner d'impatience le temps que les portes s'ouvrent, et m'engouffrer en toute insouciance dans cette cabine qui allait changer ma destinée.

Toute la scène n'a duré que quelques secondes, mais j'étais tétanisé. Car une chose est de vivre au jour le jour avec son frère jumeau, ou même de rencontrer son double âgé du futur. Autre chose – et croyez-moi sur parole quand je l'affirme – est de se voir soi-même et de savoir que ce n'est pas son simple reflet !

J'ai pris quelques secondes pour encaisser le choc, pour me dire que tout ce que je vivais était vrai, absolument vrai, puis, au lieu de remonter directement jusqu'à mon étage, je suis sorti prendre un bon bol d'air bien mérité dans la rue.

*

J'y suis resté dix bonnes minutes dans cette rue, planté devant la porte de mon immeuble, à savourer les rayons du soleil et à profiter de ce que j'y voyais. Les derniers doutes que j'aurais pu avoir se dissipaient. Tout était redevenu normal. Ce n'était pas mieux que dans le futur, ce n'est pas ce que je veux dire, mais au moins c'était mon monde. Les gens déambulaient autour de moi en jean et en pull – déambulaient, et non glissaient –, pas un seul dirigeable géant ne sillonnait le ciel, et surtout, surtout, il n'y avait plus aucune tête-de-plastique à l'horizon.

J'ai récupéré le journal du jour – un vrai journal en vrai papier – qui venait d'être abandonné dans une poubelle, et j'ai jeté un œil à la date. Elle m'a confirmé ce que je savais déjà : nous étions bien le mercredi 7 mars, et l'année aussi était la bonne.

Un concert de sirènes m'a alerté, et j'ai vu passer devant moi une ambulance suivie par une voiture de police – deux bons vieux véhicules à quatre roues fermement ancrés au sol – qui se sont immobilisés en bout de rue, au niveau de l'attroupement causé par l'accident. (L'accident même que j’ai déjà mentionné et qui allait coûter la vie à Séraphin Tubercule. Dans ma joie, je l'avais à peine noté.) L'événement était tragique, bien sûr, mais je me sentais enfin en paix, et il n'a pas réussi à me perturber. J'ai contemplé, placide, les policiers dresser leur procès-verbal et les ambulanciers charger le blessé à l'arrière de leur véhicule.

Quand les secours ont évacué les lieux, toutes sirènes hurlant de nouveau, j'ai failli remonter, mais j'ai soudain réalisé qu'une fois de plus j'oubliais quelque chose. Rien d'essentiel cette fois-ci, mais tout de même, c'était un détail qui avait son importance…

J'ai couru jusque chez le marchand de journaux et j'ai acheté avec la monnaie qui me restait… un nouveau numéro de Télérama.

Le premier numéro, celui que j'avais acheté au tout début de mon aventure, venait de s'embarquer avec mon autre moi-même dans un voyage défiant l’imagination. Comment aurais-je expliqué à mes parents que je revenais les mains vides ?

Avant de pénétrer dans mon immeuble, j'ai arrêté un passant pour lui demander l'heure exacte, et une nouvelle fois (cela devenait une habitude) j'ai fait tourner les aiguilles de ma montre.

16 h 39, avaient-elles indiqué.

13 h 48, indiquaient-elles à présent.

Ensuite, j'ai remonté les étages jusqu'à mon appartement, décidant – vous comprendrez pourquoi – de m'en tenir pour une fois aux escaliers.

Quand je suis entré chez moi, j'ai posé le magazine sur la table basse du salon et j'ai contemplé chacun de mes parents avec un sourire rayonnant (enseignants tous les deux, ils ne travaillent jamais le mercredi après-midi). Qu'ils paraissaient jeunes, avec leurs cheveux encore noirs et leurs visages sans rides…

Ma mère a regardé la pendule, froncé les sourcils, et elle a dit :

– Mais qu'est-ce que tu fabriquais ? On commençait à s'inquiéter avec ton père.

– Il y a eu un problème avec l'ascenseur, ai-je répondu.

Là-dessus, j'ai filé dans ma chambre, j'ai dormi jusqu'au lendemain matin, et ce n'est qu'en me réveillant que j'ai complètement réalisé que mon aventure, celle que je viens de vous raconter, était bel et bien terminée.

(Suite sur PAGE15)
.

Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

"Les Aventuriers de l'incroyable": Ce n'est ni du Harry Potter, ni du Oksa Pollock, ni du Bobby Pendragon. C'est différent, mais c'est bien aussi ! Essayez ce récit, et vous serez conquis !

Si vous avez aimé votre lecture, le texte est à présent disponible - à tout petit prix - en version numérique et imprimée. Pour tous détails, cliquez sur SE PROCURER LE LIVRE.
Ce site web a été créé gratuitement avec Ma-page.fr. Tu veux aussi ton propre site web ?
S'inscrire gratuitement