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Il se tenait là, toutes portes ouvertes, cet ascenseur, coiffé sur le haut et sur les côtés d'un assemblage de tubes fluorescents qui faisaient penser à des bigoudis de grand-mère.

– C'est une blague ? n'ai-je pu m'empêcher de demander.

Devant ma mine déconfite, mon double a ri doucement :

– Nous appelons notre machine le vaisseau, d'accord, mais je ne t'ai jamais promis du Star Trek. Laisse-moi t'expliquer. Quand le CNRS a découvert l'existence du caisson temporel, il a acquis – en toute discrétion évidemment – le marché de maintenance des installations électriques de l'immeuble. Il y a une quinzaine d'années, nous avons remplacé l'ascenseur de l'immeuble, qui commençait sérieusement à fatiguer. Au lieu de jeter la cabine, nous l'avons tout simplement recyclée. Au moins, tu ne te sentiras pas dépaysé…

Comme je louchais vers les bigoudis, mon double a ajouté :

– Et ce que tu vois tout autour, ce sont les lasers entrecroisés dont je te parlais.

Je me suis avancé pour parcourir des yeux l'intérieur de la cabine. Elle ressemblait en tout point à celle que, tout juste quelques heures auparavant, j'avais laissée sans regret sur le palier du neuvième étage de ce même immeuble. Même décor, même lumière blafarde, même miroir légèrement déformant sur la paroi du fond.

– Il n'y a rien pour s'asseoir, ou simplement se cramponner, ai-je remarqué, vaguement inquiet.

Mon double m'a rejoint devant l'ascenseur.

– Pas besoin, a-t-il répondu. Le voyage se fera en douceur. Tu vois le miroir ? En fait c'est un écran. Nous avons embarqué une simulation vidéo de ce que le voyageur pourrait voir à l'extérieur, s'il pouvait voir quoi que ce soit. Elle a été réalisée à l'aide des enregistrements des caméras de surveillance de l'immeuble. Cela te tiendra compagnie.

Puis il a ajouté :

– Une fois dedans, tu appuieras simplement sur le bouton d'étage « sous-sol », et le vaisseau fera le reste.

Il y a eu ensuite un long moment de silence, et j'ai compris que nous nous étions tout dit. On sentait une certaine urgence à partir, et ni moi ni mon double n'avions l'envie de faire traîner les choses. J'ai fourré la clé USB dans l'une de mes poches et le carnet avec les instructions dans une autre. Surprise : j'ai soudain remarqué beaucoup d'émotion sur le visage de mon double, comme s'il allait éclater en sanglots. C'était complètement inattendu. Que faire ? Je n'allais quand même pas me jeter dans ses bras ? Ç'aurait été aussi tordu que d'embrasser son propre reflet, non ?

Je me suis donc contenté de lui serrer la main, et d'accompagner mon geste d'un mémorable, mais extrêmement stupide :

– Merci et euh… à plus tard.

Pour faire bonne mesure, j'ai ajouté :

– Au revoir à toi aussi, Kiki.

Entre deux halètements, le petit cabot a répondu :

– Le temps – ouaf ! ouaf ! – le temps donne raison aux gens désagréables. C'est ça, pou pou pidou, que monsieur Davies a dit.

Puis j'ai franchi le seuil de l'ascenseur. Je sentais la cabine vibrer doucement sous mes pieds. Mon double a pris Kiki dans ses bras et, raide comme un piquet dans l'encadrement, m'a regardé longuement. Pour la toute dernière fois, ai-je pensé.

– Bon voyage de retour Victor, a-t-il fini par dire.

J'ai esquissé un signe maladroit de la main, il a poussé une commande, et les deux portes ont entrepris de se refermer…

… avant de s'ouvrir de nouveau, les doigts de mon double venant de faire irruption dans la fente de lumière. Visiblement, il avait une recommandation de dernière seconde à me faire. Il haletait :

– Et surtout : pas un mot bien sûr, pas un mot de ton aventure. À personne. C'est vital.

– Pas un mot à personne, ai-je répété docilement.

Puis il a retiré sa main, et les portes se sont refermées définitivement sur mon double, son chien savant et le monde de l'an 2046, me laissant seul avec moi-même. J'ai noté l'heure. Il était exactement 16 h 12.

*

Dans la solitude de mon habitacle, j'ai senti des fourmillements gagner mes doigts et mes orteils. C'était l'excitation bien sûr. Une excitation mélangée – comme on peut s’en douter – à un fond d'inquiétude. Qu'est-ce qui m'attendait maintenant ?

L'ascenseur continuait de ronronner doucement, et sur la paroi du fond, mon reflet dans le miroir a (comme promis par mon double) cédé la place à une scène extérieure. C'était une vue du quartier en face de mon immeuble. Dans le crépuscule de cette fin de journée d'hiver, elle ressemblait à la vision qui s'était imposée à moi la nuit précédente. On y voyait les mêmes tours de verre, le même pont de métal. La seule différence notable, c'était la lumière aux fenêtres et l'animation dans les rues.

J'ai fixé l'écran. Dans un instant, me disais-je (et je parvenais à peine le croire), le cours des événements va s'inverser : les gens et les voitures marcheront à reculons, et le soleil se couchera à l'est…

Ma main a flotté devant le panneau des boutons – appuierai-je ? N'appuierai-je pas ? – puis je me suis souvenu que mon double m'avait dit que le voyage se ferait en douceur. Pourquoi en douter ? Je me suis forcé à faire le vide dans ma tête, et après une profonde inspiration, j'ai écrasé du plat de la main le bouton « sous-sol ».

La seconde d'après, l'enfer se déchaînait dans les huit mètres cubes de mon habitacle !

*

La cabine s'est mise à tourner sur elle-même à une vitesse effrénée et j'ai été instantanément plaqué contre la paroi de l'ascenseur.

Contre les parois, devrais-je dire : j'étais partout à la fois, comme multiplié, ou plutôt écartelé. J'étais celui qui hurlait ; j'étais celui que je voyais hurler. J'étais à gauche et j'étais à droite, j'étais en haut et j'étais en bas. On me retournait comme un gant, oui, comme un gant ! Dehors ! À l'air libre ! L'estomac et tout le reste de mes organes ! Dedans ! Enfouis à jamais ! Chacun sans exception de mes cinq sens malmenés !

Je ne sentais plus rien, et pourtant un froid glacial s'emparait de moi, empêchant le moindre de mes mouvements. Mon corps n'attendait plus qu'un signe pour se briser comme du verre, se briser en mille morceaux et se répandre dans l'habitacle.

Je n'entendais plus rien et pourtant, bon Dieu, ce rugissement ! Ce rugissement, tout autour de moi à vous fracasser les oreilles ! Je pleurais, de douleur, mais aussi de rage. Savoir que ses tympans vont être réduits en miettes, qu'on ne pourra plus jamais entendre, et ne pouvoir rien faire, rien du tout !

Je ne voyais plus rien, et pourtant l'écran vidéo qui dansait agressait mon champ de vision. Impossible de fermer les yeux, ou de détacher mon regard...

Dans les premiers instants, les jours et les nuits sur l'écran se sont succédé distinctement, comme si un plaisantin jouait avec l'interrupteur. Puis le rythme s'est accéléré, et lumière et obscurité ont cédé la place à une espèce de luminosité grisâtre qui, dans ma rue et au-delà, noyait toutes les couleurs. Pourtant, malgré le martyre que subissait mon corps, je persistais à reconnaître les formes qui se découpaient devant mes yeux. Le souffle coupé, j'ai vu distinctement le temps imposer sa malédiction. Le paysage d'arrière-plan avec ses tours de verre et son pont de métal ? Déconstruit. Le jardin public ? Déconstruit. Déconstruits aussi, le revêtement pavé de la rue piétonne, l'alignement de bancs de fer forgé, l'immense panneau publicitaire 3D.

Et cet ascenseur qui continuait de tourner comme une toupie incontrôlable…

Au bout de quatre-vingt-dix secondes environ – une véritable éternité – l'image sur l'écran s'est stabilisée, l'ascenseur a brutalement retrouvé son calme, les douleurs se sont évanouies, et mes corps multiples se sont fracassés les uns contre les autres pour n'en faire à nouveau plus qu'un, avec tous ses organes à leur juste place. J'ai perdu l'équilibre et je me suis retrouvé par terre, à quatre pattes comme un nouveau-né.

Vous êtes au sous-sol, a annoncé comme si de rien n'était la voix de synthèse, et les portes se sont ouvertes en grand.
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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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